Les paroles que j’entends dès le début de ce carême nourrissent ma pensée et ma prière. Elles suscitent en moi des réflexions profondes … souvent bouleversantes. Elles éveillent des prises de conscience d’où jaillissent des lumières très vives, qui éclairent toujours plus loin le problème qui me brûle le cœur, celui du christianisme dans le monde !

L’interprétation sans cesse entendue, donnée à la mort du Christ, me paraît être le point de départ d’une déviation initiale de son message essentiel.

On a attribué la mort du Christ au peuple juif : « délivrez Barrabas … que Jésus soit crucifié ». Si l’on reporte au contexte du temps et sachant combien la manipulation des foules est facile, on peut penser qu’on lui a fait dire ce que l’on a voulu ! Le peuple juif « déicide ». Non ! La mort du Christ est la conséquence inéluctable du « pouvoir ». Jésus portait ombrage au pouvoir politique et au pouvoir religieux du temps. Il soulevait et enthousiasmait des foules… Il était gênant !

Et nous assistons à leur complicité pour se renvoyer l’un à l’autre la responsabilité de la décision … et pour finir par s’entendre sur le dos du peuple inconscient de l’évènement qui se jouait alors, bien au-delà de ses apparences habituelles de condamnations et de crucifixions !

Jésus-Christ était un trublion vis-à-vis du pouvoir politique… Il soulevait les foules, se disait roi. Il faudrait se débarrasser de ce révolutionnaire … qui ne se révélait cependant « pas comme les autres » … inquiétant pour une conscience droite.

D’autre part, Jésus-Christ était un laïc pour l’Église de son temps ! Il enseignait indûment dans les synagogues et les foules étaient suspendues à ses paroles : « Personne n’a jamais parlé comme cet homme ! » (Jn 7,46). La jalousie commençait à faire son œuvre secrète dans les cœurs. Il renverse les tabous, vient libérer l’esprit de la loi … renverser l’ordre du pouvoir : « le pouvoir est un service » et non pas une possibilité de dominer !

Les scribes, les pharisiens, les docteurs de la loi, les princes des prêtres, les spécialistes de la religion, les justes s’émeuvent ; ils se sentent secrètement menacés dans leurs privilèges et leur supériorité. Alors, on guette la faute de Jésus, l’erreur capitale, impardonnable, qui pourra le condamner… « On dit que tu es le Fils de Dieu, qu’en dis -tu ? » – « Je le suis ». Qu’avons-nous besoin de témoins … c’est un hérétique. Hérétique en effet, puisqu’aux yeux des juifs, Dieu est Unique, le Tout Puissant !

C’est ainsi que l’aventure messianique, à la fois lumineuse et obscure de Jésus, se déroula et s’éclaira soudain au sein du peuple juif, encore imprégné de culture judéo-païenne : si Dieu Tout Puissant, « qui fait ce qu’Il veut », ne sauve pas son fils, c’est qu’Il veut qu’Il meure !… Et cette mort a un sens qui prend sa source et trouve sa justification dans la doctrine païenne qui imprègne encore le judaïsme, celle de la victime innocente, du bouc émissaire etc… L’offense faite à Dieu, le Maître de l’Univers, par le péché des hommes est telle qu’il ne faut pas moins que le sacrifice du Fils de Dieu pour laver cette offense. Et voilà, me semble-t-il, la racine de l’interprétation judaïque de la mort de Jésus-Christ, Sauveur du monde en mourant sur la croix. Alors qu’Il était venu livrer aux hommes un tout autre message, celui de la Bonne Nouvelle de l’Amour sans limites – cet amour, dont l’homme crée à l’image de Dieu, porte en lui le germe, comme unique source de la plénitude de la Vie … et comme unique secret du Royaume fraternel et de la paix du monde.

Il m’apparaît finalement que cette interprétation de la mort du Christ : victime innocente offerte pour le rachat de nos péchés et pour le salut du monde … a fait subir une sorte de régression à la vue de Dieu de l’Ancien Testament : le Père Tout Puissant éduque son peuple par amour, afin de le libérer de ses entraves extérieures … et lui permettre d’accéder à la Terre Promise, celle du bonheur dont Jésus allait lui livrer le secret. La souffrance, le sacrifice et la mort du Christ apparaissent alors comme la condition nécessaire au bonheur des élus et font percevoir un Dieu Père, dont la qualité d’Amour nous échappe quelque peu, si j’ose dire, parce qu’Il ne coïncide pas avec l’expérience de notre vie … animée par celui qui, Amour incarné, dit de Lui-même : « Je suis la Vie ».

C’est conscient du contexte historique du temps, et à la lumière de l’Évangile et de l’expérience de notre vie qu’il nous faut essayer de comprendre afin de vivre et de revivre indéfiniment l’événement de Jésus-Christ au sein du monde où il vécut, et pas seulement à travers l’étude d’une accumulation d’écrits.

La lumière se fait peu à peu au niveau de notre propre vie. C’est de l’histoire humaine qu’il s’agit … cette histoire de l’homme créé à l’image de Dieu, porteur de son appel à l’infini … et cependant en proie en lui-même et en les autres, à ce démon malin du « moi centre », du « moi-dieu ».

À cet homme, Jésus-Christ – l’Amour incarné, c’est-à-dire Dieu incarné, Dieu fait vie, Dieu fait nous – révèle l’unique chemin de liberté et de bonheur sans fin, ce Royaume auquel ne cesse de faire obstacle le pouvoir des hommes … voire même « au nom de Dieu ».

Pour être fidèle au Dieu de Jésus-Christ, Dieu Trinité, Dieu Communauté d’Amour, qui nous appelle à cet ineffable communion, il ne s’agit donc pas de se sacrificier, de se mortifier, comme pour satisfaire à un Dieu tyrannique, mais d’aimer toujours plus. Epheta, ouvre-toi, va au-delà de ton moi … toujours, indéfiniment, et c’est l’amour vivant en toi qui opérera la seule mise à mort nécessaire à la Vie … celle de ce « moi centre, « moi-dieu » qui te fait captif … C’est lui qui t’empêche radicalement d’exister en plénitude, de sortir de ta prison pour rencontrer l’autre – l’Autre et les autres, et découvrir ainsi le chemin du Royaume … la Bonne Nouvelle de l’Amour vainqueur.

Contemplant alors passionnément Jésus-Christ et son message de Vie, de bonheur et de paix pour l’humanité, posant un autre regard, celui d’un amour passionné, sur le monde aimé de Dieu, devant l’obscure confusion en laquelle le christianisme actuel semble être immobilisé et la carence d’une réponse de lumière qu’il pourrait donner à tous ces êtres de bonne volonté, assoiffés d’amour, de communion, de lumière et de vie … je prends une vive conscience que le christianisme est captif de la religion qu’il a engendrée, en laquelle son message essentiel et universel risque de se figer et de ne plus être source jaillissante d’eau vive, et alors de vie !

Le christianisme est infiniment plus qu’une religion. Il est l’ultime Révélation, l’ultime dévoilement de la vérité de la Vie, de la source sans cesse jaillissante en nous de Celui qui Est la Vie … Il révèle que l’incarnation de l’Amour est le secret de Dieu Trinité – Dieu Communauté d’Amour – Dieu principe et modèle de toute société, diverse et une, Dieu Trinité, seul inspirateur du Royaume fraternel promis et tant espéré.

C’est ainsi que Jésus-Christ s’impose à moi comme l’unique secret du parachèvement de toutes les religions … qu’elles que soient les cultures et les civilisations – Révélation de Dieu Vivant pour tous les hommes de tous les temps ! « Je ne suis pas venu abolir mais parfaire ».

Marguerite Hoppenot – Écrits personnels– 15 février 1986